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Grand Central, film français de Rebecca Zlotowski, sorti en 2013

 

Distribution :

  • Léa Seydoux : Karole
  • Tahar Rahim : Gary
  • Olivier Gourmet : Gilles
  • Denis Ménochet : Toni
  • Johan Libéreau : « Tcherno »
  • Nahuel Pérez Biscayart : Isaac

Fiche technique:

  • Réalisation : Rebecca Zlotowski
  • Scénario : Gaëlle Macé et Rebecca Zlotowski, inspiré par La Centrale, livre d'Elisabeth Filhol, publié en 2010
  • Direction artistique : Antoine Platteau
  • Montage : Julien Lacheray
  • Musique : Rob
  • Photographie : Georges Lechaptois
  • Production : Frédéric Jouve
  • Sociétés de production : Les Films Velvet + autres (France, Autriche)
  • Durée : 94 minutes
  • Dates de sortie : 18 mai 2013 (festival de Cannes 2013) section "Un certain regard"
  • Distinction : Prix François-Chalais , festival de Cannes 2013

Gary a accumulé des échecs dans sa vie professionnelle. Rejeté par sa famille, il enchaîne les petits boulots sans réelle perspective d'avenir. Sa vie bascule quand il est embauché dans une centrale nucléaire parmi les travailleurs intérimaires chargés de la maintenance des réacteurs à l'arrêt. Il travaille au plus près du cœur des réacteurs, où les doses radioactives sont potentiellement les plus fortes. Sur place, le jeune homme, volontiers frondeur, gagne plus rapidement que d'habitude de l'argent ainsi qu'un peu de réconfort au sein d'une équipe soudée par les risques potentiels.

La première fois que Gary voit Karole, autour d'une joyeuse tablée, la fille, cheveux courts et short très court, présence érotique maximale, l'embrasse à pleine bouche devant son mari, Toni, pour lui faire éprouver le danger de la "dose" auquel il va bientôt s'exposer de son plein gré. Ce geste résume l'esprit et le propos du film : la passion et le danger, le dénuement et la fierté, l'amour et la mort réunis dans un baiser. Gary tombe rapidement amoureux de Karole et les deux amants vivent une romance passionnée mais à haut risque.

Désormais, le danger est partout. A l'intérieur de la centrale, où la moindre inattention suffirait à mettre en danger sa santé ou celle de ses camarades ; le long des mobile homes qui la bordent, où le désir peut tout à coup dresser les nouveaux amis les uns contre les autres. Mettre en relation l'irradiation nucléaire et amoureuse, c'est ce qui sous-tend le film; au-delà d'une certaine dose, il n'y a pas d'issue. Mais Rebecca Zlotowski a l'adresse de ne pas rendre ce parallèle essentiel, une sorte de bonus caché, qui enrichit le récit sans l'encombrer.

Bien qu'elle ait minutieusement enquêté sur les conditions de vie des intérimaires du nucléaire, et qu'elle pointe le fait que les plus exposés aux risques sont les moins bien payés, le film n'est pas un documentaire ni un film militant contre le nucléaire. Le film réalise un équilibre audacieux entre la montée et la consommation clandestine du désir chez les deux amants, sous l'œil suspicieux du mari, et le travail à l'usine parmi la catégorie d'ouvriers la plus exposée aux radiations, les décontamineurs. La première, fiévreuse, saturée, tout en couleurs chaudes, a lieu en extérieurs, dans une nature si luxuriante qu'elle en semble maladive, ou dans l'enceinte d'une boîte de nuit où l'on s'assomme d'alcool en s'essayant au rodéo mécanique. Cette passion clandestine donne une des séquences les plus magnifiques du film : une scène nocturne, dominée par un noir et vert sombre et onirique, avec les deux amants qui dérivent sans un mot en barque, puis la fille, saisie en plongée, qui se dénude et se donne sur l'herbe. On a rarement aussi bien rendu au cinéma l'appel conjugué du sexe et de la nuit.

La seconde, dédié à l'univers du travail, est froid et clinique, engoncé dans des combinaisons blanches, ponctué par les rituels de protection qui attestent de sa grande dangerosité. La réalisatrice parvient avec brio à faire voir l'invisible, la contamination par les radiations. Pour donner plus d'authenticité aux scènes tournées à l'intérieur de la centrale, la réalisatrice a obtenu l'autorisation de tourner en Autriche, dans une centrale nucléaire non en service. Construire un décor aurait été trop cher mais tourner dans une véritable centrale était impossible au vu des dangers de la radioactivité. La réalisatrice et son équipe sont donc parties à la recherche d’une centrale désaffectée et ont trouvé "un lieu unique" dans la banlieue de Vienne en Autriche : une centrale jamais mise en activité et servant à des formateurs de l’industrie nucléaire. Grand Central est le premier long-métrage à y être tourné. Quelques jours avant sa mise en service, l’État autrichien, devant l’inquiétude populaire, avait fait voter par référendum le refus ou non du nucléaire dans le pays. Ça a été « non », et cette centrale, où tout était prêt à l’usage, s’est retrouvée inutile et trop chère à démonter.

Rebecca Zlotowski excelle à rendre vivantes et vraisemblables les scènes de groupe : sorties collectives, repas en commun, hommes au travail. Les formidables « seconds rôles » (Olivier Gourmet, Denis Ménochet, Johan Libéreau, ) y trouvent de quoi jouer, et ces moments évoquent le cinéma français d'avant-guerre, en particulier Jean Renoir. Mais il faut aussi évoquer la parenté lointaine mais évidente avec l'inoubliable Hiroshima mon amour d'Alain Resnais. Les deux films ont des propos proches : Un homme et une femme éprouvent une irrépressible attirance l'un pour l'autre. A elle, un sentiment de culpabilité et de honte colle à la peau. Lui vient d'une zone qu'elle ne pourra jamais connaître. Leur relation, blessée, incertaine, se déploie sur un fond tragique de contamination nucléaire. Le thème croisé du cœur souffrant et de la fission atomique entraîne le film dans une forme narrative elle-même éclatée, abrupte, griffée par une bande-son dissonante. Resnais avait construit sa narration sur deux évocations du passé des personnages, Rebecca Zlotowski le place dans le présent ardent.

Déclarations de Rebecca Zlotowski:
Mon film est politique, il n'est pas militant. La description que je fais mène à un constat, et le constat éventuellement à une réflexion. Mais en aucun cas cette réflexion n'est à l'origine du récit. Pour autant, je n'ai pas voulu faire un documentaire, même s'il est vrai que, pour apprendre à connaître le fonctionnement d'une centrale, j'ai un peu travaillé comme un journaliste.
Quand on découvre un monde comme celui-là, un champ à ce point vierge, auquel la fiction ne s'est pour ainsi dire jamais intéressée, on mesure la responsabilité qu'il y a à parler d'un tel sujet. On ouvre la porte sur un monde à la fois inconnu, dangereux et très secret. La possibilité de trahison est très forte quand on se saisit d'un sujet pareil. Mais je n'avais pas peur de le fantasmer, de le styliser, de le plier à mon désir. Je me disais que je n'avais qu'à suivre ce que disait Rossellini : "Les choses sont là, pourquoi les inventer ?"
Décrire ce monde, cette communauté de laissés-pour-compte, de sacrifiés, de marginaux, c'est une démarche politique. Pour autant, ma démarche n'est pas celle d'un certain cinéma social, celui des frères Dardenne ou de Ken Loach par exemple. Ce n'est pas ce cinéma, que j'ai découvert tardivement, qui m'a façonnée, même s'il me passionne en ce qu'il me donne des nouvelles du monde. Ni fresque, ni épopée, je voulais qu'on soit à hauteur d'hommes et ainsi m'intéresser au dialogue entre deux états gazeux, la naissance d'un état amoureux et les manifestations de la radioactivité à l'intérieur d'un lieu aussi étrange qu'une centrale nucléaire.
On fait des films avec ce que l'on est. Il est très rare, chez moi, que s'imposent des images avant leur justification dans le scénario. J'avais envie de prêter aux héros du film un discours construit contre l'impulsivité qu'on peut prêter à ce genre de personnages ; un discours qui irait contre une forme d'incontinence de la parole, contre la pauvreté supposée, imaginée, de leurs émotions. Ce désir de sophistication passait peut-être par quelque chose de littéraire. Quand Gourmet dit cela, c'est le souvenir d'une lecture kantienne qui dit que, quand on ne connaît pas le nom des fleurs, on ne les voit pas. J'ai souvent été confrontée à cela. Je ne connais pas les noms des fleurs, ceux de tous les animaux, et certaines choses, je ne les vois pas.
J'ai donc imaginé un moment de transmission entre un vétéran du nucléaire et un bleu, manière de lui expliquer que s'il n'en passait pas par une case de connaissance, une case d'appropriation de la langue, il allait se mettre en danger. J'ai besoin de beaucoup écrire avant de faire un film.
L'émergence de cette notion de dose de radioactivité fait émerger des rapports différents entre les hommes. Ce n'est pas seulement l'usine "renoirienne", dure, impliquant un travail éreintant ; ce n'est pas seulement les mineurs de Germinal qui faisaient le signe de croix parce que ce monde-là était dangereux ; c'est encore un autre rapport qu'a inventé l'homme ces soixante dernières années : quand on est nombreux dans une pièce, on partage la dose et, quand on est peu nombreux, on en prend plus.

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