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Herbes flottantes (浮草 Ukigusa) , de Yasujiro Ozu, sorti en 1959

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Distribution:

  • Ganjiro Nakamura : Komajuro Arashi
  • Machiko Kyô : Sumiko
  • Ayako Wakao : Kayo
  • Hiroshi Kawaguchi : Kiyoshi Homma
  • Haruko Sugimura : Oyoshi
  • Hitomi Nozoe : Aiko

Fiche technique:

  • Titre original : 浮草 , Ukigusa
  • Réalisation : Yasujiro Ozu
  • Scénario : Yasujiro Ozu & Kôgo Noda
  • Photographie : Kazuo Miyagawa
  • Montage : Toyo Suzuki
  • Pays d'origine : Japon
  • Durée : 119 minutes
  • Musique originale: Kojun Saitô
  • Date de sortie : 17 novembre1959

Une troupe de kabuki arrive dans un petit port du Sud du Japon. L'acteur principal, Komajuro, a connu une aventure des années auparavant avec une femme de l'endroit, avec laquelle il a eu un fils, Kiyoshi. La maîtresse de Komajuro découvre son secret et envoie une actrice de la troupe, Kayo, le séduire.

En tournant Herbes flottantes, Ozu réalise le remake d'un de ses propres films muets : "Histoire d'herbes flottantes" (1934). Les deux films sont aussi remarquables l'un que l'autre. Alternant scènes de pure comédie et séquences résolument dramatiques dont la violence physique n'est pas absente, Ozu signe une œuvre d'une beauté plastique étonnante.

Second film en couleurs d'Ozu, Herbes flottantes est pour lui l'occasion de profiter plus avant de cette nouvelle possibilité, et surtout, alors que sa mise en scène générale se fixe de plus en plus, de montrer davantage de plans extérieurs, qui plus est assez travaillés, sans rien perdre de sa subtilité habituelle.

Il nous offre un festival de cadrages et de composition du plan et cela dès le premier, fixe et très célèbre, où une bouteille vide, de bière ou plutôt de saké, boisson préférée d'Ozu, se tient en amorce à droite du cadre, sur une plage, écho dessinant un subtile parallèle avec un phare dressé au fond du champ et dans l'axe. Ce phare, on le retrouvera plusieurs fois d'affilée dans les plans suivants au sein desquels il tracera tout un tas de variantes géométriques avec le reste du paysage ou avec divers objets, tantôt en parallèle, tantôt en perpendiculaire.

Le phare visible depuis de nombreux endroits symbolise l'identité et la nature de cette bourgade ouverte sur le large et qui en attend la distraction, la nouveauté. Car la ville se prépare à la venue d'une troupe de Kabuki pour une série de représentations, dirigée par un acteur jouissant d'une certaine notoriété, Komajuro. L'une des premières scènes installe l'ambiance par une conversation entre des habitants, dont l'un doute de l'intérêt de la chose, un autre ne s'intéressant carrément pas à la conversation, et nous prépare à l'évolution future de la vie de la troupe dans la ville.

L'arrivée de la troupe inaugure une période assez enjouée du film. La troupe parcourt les rues pour annoncer son arrivée et y sème une joyeuse zizanie, un acteur poursuivi par un groupe d'enfants moqueurs profitant de la distribution de prospectus pour repérer les jolies femmes du coin et rester un moment à fumer et discuter. La jolie jeune fille chez un barbier permettra plus tard une scène de drague échouant comiquement et un groupe de trois acteurs finira par passer son temps dans l'échoppe des deux premières femmes, buvant régulièrement, repérant et commentant le soir, pendant les entractes, les femmes de l'assistance. Ces détails, qui vont devenir plus rare à mesure que le film évolue vers le drame, participent à la mise en place d'une atmosphère première d'insouciance, de fête et de légèreté des esprits.

La première représentation fait salle comble. Komajuro a déjà laissé dans cette ville une ancienne amante, Oyoshi, de qui il a eu un fils, Kiyoshi ; celui-ci ne sait rien et le prend pour son oncle. Absent depuis longtemps, après une première discussion où il élude les questions d'Oyoshi sur ses regrets, il retrouve avec bonheur Oyoshi devenu un adolescent gaillard, et passera de plus en plus ses journées avec eux deux. Mais Komajuro a une amante dans sa troupe, Sumiko. Celle-ci montrera à plusieurs reprises ses talents d'actrice, et paraîtra la majeure partie du film retorse, rusée, malhonnête, car elle est rapidement prise de jalousie envers cette rivale plus âgée qu'elle qui possède un argument qu'elle n'a pas pour retenir Komajuro : un fils.

Mais Oyoshi paye une Kayo jeune actrice de la troupe pour séduire Kiyoshi et ainsi le détourner de son père ; celle-ci arrivera facilement à ses fins. Parallèlement, les spectateurs sont de moins en moins nombreux aux représentations. Komajuro se retrouve doublement atteint : professionnellement, puisque son activité ne suscite plus l'intérêt du public, et personnellement puisque son fils adoré ne recherche plus sa présence.

L'ordre ancien s'efface inéluctablement. Car parallèlement, le nouveau se met en place, et Ozu nous montre de très belle manière la naissance d'un amour authentique, celui des deux jeunes gens. Fondé sur un stratagème, il n'en est pas moins rapidement accepté par Kiyoshi qui ne maîtrise qu'en apparence l'enthousiasme de sa jeunesse ; Kayo y cède elle aussi. La scène de leur premier baiser est impressionnante de maîtrise dépouillée. Kayo a fait venir Kiyoshi dans le théâtre. Elle l'embrasse une première fois, puis s'éloigne. Il sera montré deux fois à contre-jour, le visage complètement caché - obscurité du désir montant. Puis il part l'embrasser de lui-même, à deux reprises, entre lesquelles il se redresse, le corps raide et empesé - maladresse du débutant, angoisse de la découverte.

Herbes flottantes dégage la même simplicité apparente que les autres films d'Ozu. Mais si le film se veut plus léger que l'original de 1934 où l'accent dramatique se trouvait davantage porté sur le personnage de Oyoshi, il n'en dégage pas moins de forts relents d'amertume et passe petit à petit des scènes de franche comédie comme chez le barbier au drame familial et sentimental.

Komajuro apparaît comme un homme violent et peu sympathique, frustré aussi bien dans sa vie professionnelle qu'affective. Sa carrière est désormais derrière lui et il se retrouve maintenant à tourner en province, une de ces "Herbes flottantes" comme les nomment les Japonais. Egoïste, immature et violent, la manière dont il traite Sumiko est plus que brutale, autant verbalement, il la traite de "putain", d'"idiote", que physiquement en lui assénant plusieurs gifles. Pourtant celle-ci ne semble pas lui en tenir vraiment rigueur puisqu'elle lui propose à la fin de continuer ensemble, visiblement apitoyée de le voir si seul et volant une fois de plus à son secours.

Mais Ozu a comme toujours l'intelligence de ne pas juger son personnage et encore moins de le condamner. Malgré ses évidentes tares, il éprouve de la compassion pour lui car Komajuro est un être brisé dont les valeurs de toujours sont en train de s'effondrer, le laissant désemparé tel un roi nu mais capable de s'enthousiasmer comme un gamin au contact de son fils. Sa lucidité sur la médiocrité même des représentations théâtrales de sa troupe aide à le rendre humain, simplement humain. A Kiyoshi qui s'étonne qu'il ne monte pas de meilleurs spectacles, Kamajuro explique, désabusé : "Le public ne comprend pas ce qui est bien". Et comme pour bien montrer au spectateur qu'il ne raconte pas des histoires, Ozu nous gratifie d'une scène entière de mauvais Kabuki, en plan fixe. Il n'oublie pas non plus de teinter son personnage d'humour, souvent à son corps défendant.

Pour accompagner les pérégrinations de ses personnages - notons la grande importance qu'il sait accorder à ses seconds rôles, notamment les acteurs de la troupe toujours en recherche de femmes. Ozu utilise une musique très légère, comme d'habitude, mais orchestrée de façon quelque peu différente grâce à des instruments originaux, marimba, accordéon, xylophone. Ces notes tout à la fois enjouées et quelque peu mélancoliques semblent rafraîchir l'air de cet été dont la chaleur torride pèse sur les corps et les âmes du petit village de pêcheurs. Les fameux plans de coupe d'Ozu, plans de nature morte ou vivante, un arbre, une bannière, le phare, procurent un même effet de sérénité.

A la fin du film, Komajuro décide de partir , mais à la gare rencontre Sumiyo. Il l'ignore mais celle-ci insiste, persévère malgré et le couple se reconstitue. La vie se reforme, les projets réapparaissent, Komajuro s'engage dans le nouveau, seule façon de continuer à vivre, mais en même temps choix résolu d'un type de vie d'où ont résulté ses malheurs précédents. Il a fui en partie par fierté et en partie pour moins souffrir, et reste marqué du sceau de la facilité. Avant tout, la vie continue, marquée par le plan final sur le train. On note la présence inévitable d'un train dans chaque film d'Ozu, toujours porteur de cette idée de la continuation, négative ou positive, mais inévitable, comme cette machine si imposante et hors de portée d'un simple être humain.

Avec son mélange d'émotions qui laisse le spectateur si tranquille et comme apaisé, Herbes flottantes est un film poétique. On y retrouve une fois de plus le thème si permanent dans toute la filmographie d'Ozu des rapports familiaux mais ici traité de façon peut-être un peu moins frontale qu'à l'habitude, la propre histoire triangulaire du père avec ses deux maîtresses prenant souvent le pas sur ses relations avec son fils et provoquant une intéressante mise en perspective des sentiments amoureux vécus par deux générations différentes.

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