Toni Erdmann, film allemand et aussi autrichien, de Maren Ade, sorti en 2016

Distribution:

  • Peter Simonischek : Winfried Conradi / Toni Erdmann
  • Sandra Hüller : Ines
  • Lucy Russell : Steph
  • Trystan Pütter : Tim
  • Hadewych Minis : Tatjana
  • Vlad Ivanov : Illiescu
  • Sava Lolov : M. Vermillard

Fiche technique:

  • Scénario et réalisation : Maren Ade
  • Photographie : Patrick Orth
  • Montage : Heike Parplies
  • Production : Silke Fischer
  • Durée : 162 minutes (2 h 42)
  • Dates de sortie : 14 mai 2016 ( Festival de Cannes),
    • France : 17 août 2016(sortie nationale)
    • Allemagne : 14 juillet 2016

Récompenses :Festival de Cannes 2016 : Prix de la critique internationale.
Prix du cinéma européen du meilleur film à la 29e cérémonie des prix du cinéma européen en 2016.

La toute première scène du film montre un monsieur grisonnant, blagueur. Il se balade partout avec une paire de menottes, une perruque hirsute et un faux dentier de farces et attrapes dans sa poche de veste, et s’en affuble dès qu’il a envie de monter un canular, se créer un personnage, s’amuser et amuser les autres. En fait les frais, dans la scène d’ouverture, un facteur auquel Winfried fait accroire que le paquet qu’il apporte est destiné à son frère qui vient de sortir de prison et qu’il s’agit probablement d’un colis piégé. Après quoi Wilfried disparaît pour aller chercher son frère, revenant grimé en Toni Erdmann.

Il appartient à cette génération d’Allemands qui ont inventé l’écologisme. Il est professeur de musique dans un collège. Il a les cheveux longs. Il est divorcé et garde un vieux chien mourant qu'il refuse de faire piquer. Il habite seul une maison de province pas folichonne, mais conserve de sa probable période soixante-huitarde un certain reste de spontanéité et de subversion. Winfried peut aussi bien faire irruption chez sa vieille mère impotente déguisé en zombie, prétendant qu’il est payé par la maison de retraite pour faire mourir les vieux, sans que celle-ci, visiblement rompue aux incongruités de son fils, s’en émeuve.

Avec Toni Erdmann, tout est dans le traitement, l’intelligence de l’écriture, la mise en scène, le jeu des acteurs. Le film réussit à tenir en haleine pendant deux heures quarante sur une histoire aussi rabâchée au cinéma: un père vieillissant qui se désole de ce qu’est devenue sa fille, une femme d’affaires impitoyable. Elle est au service d'une multinationale américaine, tantôt à Singapour, au moment du film à Bucarest. Elle ne revient en Allemagne qu'en coup de vent et passe son temps au téléphone, sans avoir le temps d'aller voir sa grand-mère.

Le film suggère, sans jamais insister dessus, ce conflit entre deux générations qui n’ont pas la même conception du monde. Mais l’on sait aussi que Wilfried le comique est un homme sensible, qui se cache pour pleurer la mort de son chien. Tout cela est montré avec des images, sans pathos. C’est la grande qualité du film : il ne viole pas l’intimité de ses personnages. Le personnage de la fille, Inès, est forcément plus caricatural sur le papier : c’est une tueuse, une liquidatrice. Les scènes de négociation, de tentatives de manipulation des clients sont montrées avec un luxe de détail, à la fois impressionnant et glaçant.

Après la mort de son chien, Wilfried vient casser les pieds de sa fille à Bucarest. Son but est très clair mais n’est pourtant jamais explicité : retrouver « sa » fille, sa “spaghetti”, la remettre sur le chemin de la vie, de l’humour, de l’humanité. Tout ça pourrait donner un film ridicule et idiot, mais Maren Ade va tout rendre possible. Elle possède une capacité à faire accepter par le spectateur des coups de force scénaristiques, contre toute vraisemblance, mais avec un humour féroce qui arrache des éclats de rire aux salles les plus froides.

Quand le père débarque à Bucarest, sa fille exécute un des contrats les plus importants de sa carrière, baladant à l’occasion la femme du grand patron dans son shopping roumain, celle-là même qui dit qu’elle « aime les pays avec une classe moyenne, c’est très reposant » . Elle travaille essentiellement à l’externalisation des activités d’une multinationale, dans le domaine pétrolier, étudiant la possibilité de licencier des salariés pour sous-traiter certains secteurs d’activité et augmenter les profits.

Une des scènes clés se situe dans une réception privée, où, se faisant passer pour l'ambassadeur d'Allemagne et son assistante, elle chante une chanson de Whitney Houston, accompagnée par son père au synthétiseur. Soudain, au-delà de la performance d’actrice, tout ce qui pouvait paraître incompréhensible dans le comportement d’Inès, le fait d'accepter que son père la suive partout dans ses rendez-vous de travail, alors qu’il ne cesse de semer la perturbation, son obstination à ne pas refuser son jeu à lui, dans une lutte certes drôle mais si dérisoire, prend tout son sens. Dès qu’Inès commence à chanter, le spectateur comprend sans que ce soit dit que le père et la fille ont dû interpréter ensemble cette chanson des dizaines de fois quand elle était adolescente et qu’elle portait un appareil dentaire. Que Wilfried est encore une fois en train de tenter de la séduire, de la ramener à celle qu’il aime. Et qu’elle accepte, soudain, de se laisser faire. La chanson terminée, elle s’enfuit dans l’escalier sous les applaudissements d’un petit public familial étonné, sans mot dire. Elle l’aime et sent bien quand il est là.

Tout est à l’aune de cette scène de chant dans la mise en scène de Maren Ade. Elle joue sur la complicité avec le spectateur, sur son intelligence, sur son expérience de la vie et de la famille . Pourtant il n’y aucune naïveté chez la réalisatrice. La fin, apaisée, montre que Toni Erdmann est aussi un film sans illusion sur l’héritage : on doit à la fois l’accepter, et vivre sa propre vie en toute liberté.

L’ultime déguisement de Winfried, qui pourrait faire office de totem du film, est le « kukeri » , une grotesque poupée velue qui processionne dans les villages bulgares pour chasser les mauvais esprits et célébrer l’arrivée du printemps. C’est bien à ce culte dionysiaque et carnavalesque qu'invite Toni Erdmann, d’autant plus crânement que le printemps ne semble pas être pour demain sur la terre des hommes.

Maren Ade fut la favorite des espoirs et des pronostics du Festival de Cannes 2016. Lesquels furent in fine écrabouillés par un jury que conduisait à sa main George « Mad Max » Miller, la si talentueuse Maren Ade repartit sans la moindre récompense. Ce verdict est profondément injuste surtout si on compare ce film à la Palme d'Or Moi, Daniel Blake, pourri de bons sentiments mélanchonien, et sans aucune inventivité cinématographique. Bref, un des meilleurs films de 2016, avec Elle de Verhoeven. Fin 2016, ce film est classé N°1 du palmarès des Cahiers du cinéma. Stéphane Delorme écrit que « le triomphe à Cannes, qui ne doit surtout pas faire croire à un film consensuel, c’était tout simplement le choc de voir un chef-d’œuvre. »

« C’est sans doute cela qu’on appelle la grâce. Mais une grâce jamais bégueule, sachant s’embarrasser de mauvais affects (l’objectif d’Inès est d’externaliser les procédures de son entreprise, donc à licencier) et s’accommoder d’une drôlerie souvent triviale. Toni Erdmann nous dit ceci d’essentiel, qu’il faut oser saborder sa vie dans les grandes largeurs pour espérer un jour la savourer pleinement. » Mathieu Macheret, Le Monde, 14 mai 2016

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