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Le Narcisse noir (Black Narcissus)
film britannique de Michael Powell et Emeric Pressburger, sorti en 1947.

Distribution:

  • Deborah Kerr : Sœur Clodagh
  • David Farrar : Mr. Dean
  • Kathleen Byron : Sœur Ruth
  • Jean Simmons : Kanchi
  • Sabu : le petit général
  • Judith Furse : Sœur Briony
  • Flora Robson : Sœur Philippa
  • Jenny Laird : Sœur Miel
  • Esmond Knight : Le général
  • May Hallatt : Angu Ayah
  • Shaun Noble : Con, l'ex-fiancé de Clodagh
  • Eddie Whaley Jr : Joseph Anthony, le jeune interprète
  • Nancy Roberts : Mère Dorothée
  • Ley On : Phuba, le valet de Dean

Fiche technique:

  • Titre original : Black Narcissus
  • Réalisation : Michael Powell et Emeric Pressburger
  • Scénario : Michael Powell et Emeric Pressburger, d'après le roman de Rumer Godden
  • Production : Michael Powell et Emeric Pressburger
  • Sociétés de production : The Archers et Independent Producers
  • Musique originale : Brian Easdale
  • Photographie : Jack Cardiff
  • Pays d'origine : Royaume-Uni
  • Durée : 100 minutes
  • Date de sortie : 26 mai 1947
  • Oscar de la meilleure photographie pour Jack Cardiff en 1948
  • Oscar de la meilleure direction artistique pour Alfred Junge en 1948

Fiche IMDB

Une mission de la congrégation des Sœurs de Marie s’installe à Mopu au Sikkim, au pied de l'Himalaya. Dans l’ancien harem qu’un seigneur local veut transformer en dispensaire, cinq nonnes d’un couvent de Calcutta sont envoyées pour soigner et éduquer les enfants de la région. Dean, un agent anglais, est chargé de les aider à constituer le dispensaire et l’école. Rapidement, la jeune sœur Clodagh, en charge de la mission, s’oppose à Dean dont le franc-parler la choque. Au sein de la communauté, la solitude pèse de plus en plus sur les cœurs et les tensions s’exacerbent, comme l’avait pronostiqué Dean.

Il est étonnant de constater qu’à cette époque, un film à grand spectacle, distribué par de grands studios, pouvait dans un même temps proposer autant d’invention, d’originalité que Le Narcisse noir. C’est une œuvre dont la beauté formelle épouse et accentue constamment des enjeux intimes, des drames intérieurs. Un film d’images mais aussi et surtout un film d’acteurs. Un film de couleurs et de sons. Un film qui tranche avec la production anglaise de l’époque, réaliste mais grise.

Le cœur du Narcisse noir est le flux et reflux de la mémoire. Les nonnes, isolées, se retrouvent face à leurs démons intérieurs exacerbés par la solitude. Pour certaines, c’est le retour du désir, pour d’autres l’angoisse de céder à ses pulsions. Mais toutes sont sujettes à un brusque retour du passé. Lors de la découverte du palais, on est frappé par le silence qui y règne, et en même temps on est saisi par le sentiment qu’il est imprégné d’histoires révolues, que chaque corridor bruisse de vies passées, de murmures. La vieille servante qui apparaît, semble toujours vivre au milieu du harem, danse et court comme si le passé habitait toujours ces lieux, courant avec diligence d’une femme à une autre. Le Narcisse noir désigne le parfum que porte le jeune prince et qui soudainement rappelle aux nonnes tout un monde qui n’est plus, toutes ces sensations qu’elles se refusent maintenant, tous ces désirs qu’elles drapent d’un linceul de vertu.

Sœur Clodagh, dès le début, est peu sûre d’elle. Lorsqu’on lui confie la charge de la mission, sa voix est déjà hésitante. Pourtant elle est fière d’endosser cette responsabilité, vivant cette mission comme une épreuve pour tester l’intégrité et la force de sa foi. Sœur Ruth est marquée dès sa première tentative de sauvetage d’un enfant blessé où elle apparaît couverte de sang. Lorsque la folie la gagne, les chœurs religieux deviennent hymnes tribaux. Kathleen Byron est comme un double de sœur Clodagh, dévorée par le désir et la passion, et au final s’abandonnant à elles. Si leurs deux visages se confondent, celui de sœur Ruth, auquel Cardiff offre ses plus beaux éclairages, brûle avec une intensité incomparable. Magnifique, sensuelle, inquiétante, sœur Ruth est un maelström d’émotions. Ses yeux se consument de mille feux. Sœur Philippa, qui a un don pour les plantes, cède également et remplace le potager du jardin par une mosaïque de fleurs. Sœur Honey, qui adore les enfants, Sœur Briony, la médecin chef, luttent et ploient également sous le poids des lieux.

Bien sûr, Le Narcisse noir est également une œuvre enveloppée d’un érotisme qui éclate constamment. Des fresques murales, reflets des bacchanales passées, à la blancheur de la gorge de Sœur Clodagh lorsqu’elle se pare, jeune, d’un collier de perles, en passant par le rouge à lèvre écarlate qu’arbore sœur Ruth. Il y a les parfums des fleurs, du Narcisse noir qui réveille les souvenirs des sœurs, le vent qui s’engouffre dans le pli des robes, dans les corridors, soulève les voiles. Le Narcisse noir parle du désir féminin comme peu de films l’ont fait avant lui. En prenant pour personnages féminins des nonnes, Powell pousse encore plus loin le thème, en exacerbant le refoulé, les interdits. Passé et sensualité surgissent des lieux mêmes, du temple, de la nature, de la solitude pesante qui exacerbe les sentiments et les transforme en pulsions.

Cette environnement imposant, « il faut l’ignorer ou s’y consacrer. » Soit on devient immobile et insensible comme un roc, comme cet ermite qui fait corps avec la montagne et qu’aucun mouvement, aucune parole, ne vient troubler, soit on ploie devant sa toute puissance. Les cœurs et les âmes subissent la force de cet endroit perché à 4.000 mètres. Lorsqu’à la fin, le domaine disparaît dans la brume, le sentiment d’avoir vécu un rêve se fait prégnant. Et quand le cortège de nonnes lui aussi s’efface, celles-ci font une dernière fois corps avec cet endroit, ce rêve, ce fantasme, ce passé qui a resurgi et s’efface. Le Narcisse noir nous parle également du choc entre deux cultures, deux mondes, mais il reste avant tout le récit d’un choc, d’un conflit, purement intérieur. Conflit des nonnes tiraillées entre deux pôles : d’un côté il y a le vieux sage, immobile en haut de sa montagne, de l’autre, régnant sur la vallée, Mr. Dean, bombant son torse nu au milieu des sœur, provocant, appel du corps. Deux pôles, le spirituel et la sexualité, entre lesquelles sont tiraillées les sœurs de la communauté.

A partir du roman de Rumer Godden, la production imagine un film aux beautés exotiques, mais Michael Powell, le grand voyageur, refuse à la stupéfaction générale d’aller en Inde ou au Népal filmer en décors naturels. Il veut recréer entièrement le film en studio, fermement convaincu des capacités expressives du cinéma, croyance intacte en ses pouvoirs qui innerve chacun de ses projets. Powell choisit cette approche dans un souci de contrôle absolu des différentes composantes de son film. Hors de question d’utiliser des vues réelles de l’Himalaya et de mêler ces extérieurs avec des décors. Powell craint qu’un tournage dans l’Himalaya n’écrase le film, que l’exotisme des lieux ne détourne les instigateurs du projet de l’essence de l’histoire. Il entend maîtriser ainsi chaque élément du film : le vent qui souffle dans les corridors du temple, l’altitude, les couleurs de chaque objet, les plantes, les vêtements. Un monde entièrement recrée, réinventé, un monde de pur cinéma.

Poppa Day est à l’époque le plus grand spécialiste des trucages photographiques. Il maîtrise toutes les techniques, et notamment la double exposition, lui qui a fait ses premiers pas avec Méliès dès 1905. Il crée des peintures sur verre qu’il surimprime aux plans généraux filmés. Résultat merveilleux, et qui donnera les plus beaux trucages visuels qui soient. Tout est factice, et cependant d’un réalisme incroyable, l’Himalaya s’invite en Angleterre. Les extérieurs du film sont tournés dans les jardins de Leonardslee dans le Sussex, dont la végétation subtropicale convient parfaitement à l’évocation de la flore Indienne.

La lumière, les cadres, les couleurs, sont les premiers acteurs du film. Jack Cardiff obtient pour ce travail sublime un Oscar spécial. Les murs bleu turquoise du palais, la robe pourpre que Sœur Ruth enfile lorsqu’elle rejette ses vœux, tenue sombre qui se heurte et se mêle à la blancheur de l’aube blanche de sœur Clodagh. Les aubes sont d’ailleurs d’un blanc cassé, force symbolique évidente de vœux qui déjà vacillent. La pâleur des nonnes prépare en amont la violence de la scène où Sœur Ruth se maquille, arborant un rouge à lèvre dont l’agressivité le dispute à la sensualité. Chaque couleur est ainsi pensée et prend position dans le récit.

Par moments, parfois fugitifs et fugaces, parfois prenant le pas sur le versant réaliste du film, les couleurs explosent, envahissent l’écran et les visages. Le film décolle du réel et entre dans une autre univers, celui des fantasmes et du cinéma. Ce constant basculement donne son rythme au film, enrichit et porte sa thématique. Un visage de nonne prend des allures maléfiques, les lieux s’imprègnent de volutes mauves. Des couleurs transparaissent les émotions, vision expressionniste du cinéma où l’image devient langage, où les conflits intimes et les sentiments transfigurent la pellicule. Jack Cardiff s’inspire des palettes de couleur, des contrastes et des lumières des œuvres de peintres qu’il admire par-dessus tout, comme Caravage et Vermeer.

Les sons, la musique, s’associent à l’image pour créer un opéra de sensations. Powell a toujours ressenti la force du cinéma muet, et il en entretient la flamme de film en film. Il n’hésite jamais à laisser l’image prendre en charge le récit, à utiliser les paroles comme de la musique. Dans Le Narcisse noir, les paroles, les images, la musique, sont autant de composantes pour faire naître l’émotion. Powell contrôle chaque élément de la bande sonore. Il crée une partition à partir de voix, de bruits, de murmures, créant un tout qui englobe le récit dans un seul et même mouvement. Le cinéaste ne collabore pas avec Allan Gray, son musicien attitré, et fait appel à Brian Easdale. Il cherche un compositeur à même de prendre en charge tous les éléments sonores et de combiner le tout sous la forme d’un opéra.

Le climax sonore du film, ce sont les six minutes où sœur Ruth, prise de folie, essaie d’assassiner sœur Clodagh. Powell combine lors de cette séquence anthologique toutes les formes cinématographiques comme autant de notes sur une partition : couleurs, rythme du montage, interprétation, sont portés par la musique et les sons. Les voix ne se font plus entendre et les acteurs sont portés par les cadrages et la musique, par les sons qui remplacent les mots. Easdale prépare en amont toute la structure sonore de la séquence et Powell arrive sur le tournage avec un chronomètre auquel chaque interprète doit se conformer afin que chaque plan suive la construction sonore, à l’image de mesures sur une partition. La musique est jouée au piano tandis que les acteurs jouent, chaque plan ayant une durée exacte à respecter.

Cependant les dialogues jouent également leur rôle. Les noms, les mots, donnent vie à tout un monde auquel se sont fermées les nonnes. Le Mont de la Déesse nue, véritable appel à la sensualité ; les fleurs aux appellations évocatrices : la Forget Me Not, qui en appelle aux souvenirs effacés qui remontent à la surface, la Sweet Pee qui ouvre des abîmes de sensations. Quand en voix off, le narrateur parle de fantômes, à l’image un vent soudain se lève et agite le rideau, comme sujet au passage de ces formes invoquées par la parole. Michael Powell fait du grand spectacle, mais la source de ce spectacle sont les personnages, leurs doutes, leurs vacillements intérieurs.

Le casting, parfait, donne toute sa force aux drames des personnages. De Deborah Kerr, dont le jeu tout en profondeur et en retenue ouvre sur des abîmes de douleur et de doutes, à Kathleen Byron, splendide de trouble, habitée par le désir jusqu’à prendre des airs démoniaques, véritablement habitée, en passant par David Farrar, chargé d’animalité et Jean Simmons, éclatante de jeunesse et d’érotisme, le choix des acteurs se révèle d’une justesse jamais démentie.

Le Narcisse noir est certainement l’œuvre la plus évidente de Michael Powell et la plus flamboyante. Michael Powell entretient l’originalité et l’expérimentation, non pour elles-mêmes, mais toujours au service de l’œuvre. Le Narcisse noir appelait ce travail sur l’image accompagné d’un arrière-plan à l’érotisme omniprésent. Une œuvre qui contient en son sein la quintessence de tous ses moyens d’expression, une photographie à nul autre pareil, un sens du découpage, du rythme, un travail sur les sons et la musique, qui suscitent admiration et respect. Ce film est l’un des jalons de la carrière d’un cinéaste qui n’a jamais cessé d’expérimenter et de se remettre en question.

 

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