Mustang

Mustang, coproduction Turquie, France, Allemagne de Deniz Gamze Ergüven, sorti en 2015

Le film raconte le destin de cinq sœurs éprises de liberté, dans un village reculé de Turquie.

  • Réalisation :Deniz Gamze Ergüven
  • Scénario : Deniz Gamze Ergüven, Alice Winocour
  • Photographie : David Chizallet, Ersin Gök
  • Montage : Mathilde Van de Moortel
  • Musique : Warren Ellis
  • Producteur : Charles Gillibert
  • Production CG Cinéma
  • Pays d’origine : France Allemagne Turquie
  • Durée : 97 minutes
  • Dates de sortie : 19 mai 2015 (Festival de Cannes 2015, quinzaine des réalisateurs)
    • France : 17 juin 2015

Distribution:

  • Les cinq soeurs
    • Günes Nezihe Sensoy : Lale, la benjamine, 11 ans
    • Ilayda Akdogan : Sonay, l'aînée, 17 ans, mariée selon sa convenance
    • Tugba Sunguroglu : Selma, la deuxième, mariée contre son gré
    • Elit Iscan : Ece, la troisième, qui se suicide
    • Doga Zeynep Doguslu : Nur, la quatrième, qui est violée par l'oncle Erol
  • Ayberk Pekcan : Erol, l'oncle rigoriste et violeur
  • Nihal Koldas : la grand-mère
  • Burak Yigit : Yasin, le chauffeur-livreur
  • Bahar Kerimoglu : Dilek, l'enseignante
  • Enes Sürüm : Ekin, le petit ami de Sonay
  • Suzanne Marrot : tante Hanife

Analyse critique

Cinq sœurs orphelines sont élevées par leur grand-mère dans un village du nord de la Turquie, à 1 000 km d'Istanbul. Le dernier jour de l'année scolaire, elles rentrent chez elles par le bord de mer, en compagnie de camarades de classe. Juchées sur les épaules des garçons, elles s'affrontent pour se faire tomber à l'eau tout habillées. Les ragots du village les précèdent chez elles. Leur jeu innocent a été jugé obscène. L'oncle Erol, très à cheval sur un patriarcat qui se drape de tradition, de morale et de religion, reproche à la grand-mère une éducation trop laxiste. Les aînées doivent subir à l'hôpital un examen d'intégrité hyménéale. Et la maison se transforme peu à peu en prison : murs d'enceinte rehaussés, portes fermées à clef, barreaux aux fenêtres, plus d'école, plus d'ordinateur, plus de téléphone, mais des cours de cuisine et de ménage dispensés par des femmes à hijab.

La benjamine, ale, sollicite de l'oncle Erol l'autorisation de l'accompagner à un match de football. Erol refuse. Comme des violences entre supporters ont émaillé une précédente rencontre, la Fédération de Turquie de football décide que le prochain match sera joué non pas à huis clos, mais devant un public exclusivement féminin. Les cinq filles font le mur et réussissent à gagner le stade en car. Cependant, à la maison, les hommes se disposent à regarder le match à la télévision. Dans la cuisine, il y a également un téléviseur, et les femmes ont la surprise de voir les filles apparaître sur l'écran. Une tante a le réflexe de faire sauter les plombs de la maison. Puis elle sort et, à coups de pierre, fait disjoncter un transformateur, privant tout le village d'électricité. Si le pire a été évité, si les hommes et le voisinage n'ont rien su, les conséquences vont quand même être lourdes pour les cinq soeurs

On leur confectionne de ces robes informes « couleur de merde » qu'elles méprisent tant. Et leurs mariages vont être arrangés tour à tour. L'aînée, Sonay, tient bon. Elle menace de faire un scandale si on ne la laisse pas épouser Ekin, son petit ami. La grand-mère cède.
Selma, la deuxième, se laisse marier à Osman, un garçon qui ne lui plaît pas du tout. Durant la nuit de noces, la famille d'Osman tambourine nerveusement à la porte de la chambre pour contrôler le drap nuptial. Il y a bien eu pénétration, mais pas la moindre trace de sang sur le drap. Pistolet à la ceinture, le père entraîne sa bru à l'hôpital pour un nouvel examen. Il s'avère que l'hymen est toujours intact, comme cela arrive parfois. La jeune épouse a la vie sauve.
ale, la plus déterminée, apprend à conduire en cachette.
Ece, la troisième des soeurs, adopte bientôt un dangereux comportement. Elle se livre au premier garçon venu, à l'arrière de la voiture de l'oncle Erol, tandis que celui-ci retire de l'argent à la banque. Un soir, elle se suicide.
L'oncle Erol viole régulièrement Nur, la quatrième des soeurs Alors qu'elle va être mariée à son tour, elle fuit avec ale, en voiture. Au premier virage, la voiture finit dans un talus. Les deux soeurs poursuivent avec l'aide d'un chauffeur-livreur à cheveux longs (« une tarlouze », aux dires du patron d'une entreprise concurrente), puis en car.
Elles réussissent à gagner Istanbul, où vit leur ancienne maîtresse d'école.

L’incontestable réussite de Mustang tient au filmage des soeurs, corps collectif superbement fluide et chatoyant, bouquet de “jeunes filles en fleurs” telles qu’on les trouve par exemple chez Sofia Coppola. Mais il existe chez Deniz Gamze Ergüven un vitalisme, une scénographie vitaminée qui, à chaque instant, émeut et égaie l’œil, étonne le spectateur. Cette qualité range le film du côté d’un “féminisme joyeux”, expression utilisée par Agnès Varda pour qualifier la couleur de ses propres films.

On peut être tenté de reprocher au film sa légèreté, sa fin heureuse ou son infidélité à un réel autrement plus sombre. Mais il ne fait pas l'impasse sur la noirceur, la société liberticide, la mort parfois comme seule échappatoire, renforcée justement par le contraste entre un corsetage moral et cette sorte de grâce ouatée de l’enfance, jusqu’à la dispersion du petit groupe, en cinq identités distinctes, avec chacune un destin plus ou moins enviable à la clé. Sans diaboliser le mariage arrangé car l’une des soeurs y trouve son compte de câlins et de baisers, la réalisatrice dénonce une tradition nuisible dès lors qu’elle se meut en tyrannie, en prison. Une menace illustrée lors de cette très belle séquence où les soeurs cloîtrées transforment leur geôle en refuge contre le monde extérieur. C’est alors les autres qui sont désignés en vrais captif d’une doctrine morale et religieuse.

Contexte

La Turquie accorde le droit de vote aux femmes bien avant la France. C’est un pays officiellement laïque où les femmes ont voté dans les années 30, de 1982 à 2002, le mouvement des femmes devient une force en Turquie. En 1983, une loi autorise l'IVG jusqu'à la dixième semaine de grossesse. Mais, depuis l'arrivée au pouvoir en 2003 de l'AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan, le patriarcat regagne du terrain par petites touches, sous couvert de tradition, de morale ou de religion. En 2012, Erdogan assimile l'IVG à un « meurtre », et affiche sa volonté de la rendre illégale au-delà de quatre semaines de grossesse.

En juillet 2011, lors d'un match amical, les supporters de l'équipe de football de Fenerbahçe envahissent le terrain. Plutôt que d'infliger au club une amende ou une rencontre à huis-clos, la Fédération de Turquie de football décide d'interdire les spectateurs masculins de plus de 12 ans au match de troisième journée de Championnat Fenerbahçe-Manisaspor. Le 20 septembre, au stade Sükrü Saracoglu d'Istanbul, c'est une première mondiale : le public est composé de 41 000 femmes et enfants.

La Réalisatrice

Deniz Gamze Ergüven est née le 4 juin 1978 à Ankara en Turquie, elle est la fille d'un diplomate turc qui a travaillé pour l'UNESCO et l'OCDE. Elle grandit entre Paris et Ankara puis aux États-Unis. Elle s'installe définitivement en France dans les années 1990. Après avoir obtenu une maîtrise d'Histoire africaine à Johannesburg, Deniz Gamze Ergüven intègre la Fémis en 2002 et sort diplômée en Réalisation en 2006. Son court métrage de fin d'étude Bir Damla Su est retenu dans plusieurs festivals (cinéfondation, prix à Locarno).

Déclarations de Deniz Gamze Ergüven

« Une des choses que fait le gouvernement actuel, , c’est de transformer les écoles laïques en écoles religieuses IIs sont en train de torpiller la laïcité à sa source. Ce qui veut aussi dire qu’ils sont en train de modeler une société très religieuse qui peut être dirigée un peu comme des moutons dans une direction ou une autre. Ce n’est pas dans un but spirituel, mais dans un but de générer de la cohésion sociale identitaire. »
« Depuis les années 30, nous avons le droit de vote, mais la société est au fond profondément patriarcale, le code de l’honneur a beaucoup d’importance… »
« Je voulais raconter ce que cela représente d’être une femme aujourd’hui en Turquie. Le pays a toujours été partagé entre deux courants, l’un progressiste, l’autre rétrograde, mais depuis quelques années le second s’impose. Chaque semaine, des types de l’AKP font des déclarations odieuses sur les femmes, qui contribuent à polluer les esprits. Ils nous obligent à nous cacher, à nous taire, à avoir honte. Mustang est un film cherchant à raconter ce qu'est une femme dans la société turque d'aujourd'hui, où sa place fait débat… Quel est le rapport de la femme turque à la sexualité ? Que penser d'un conservatisme absurde qui voit de la sexualité partout ? Pourquoi un pays qui fut l'un des premiers à accorder le droit de vote aux femmes sombre-t-il dans l'obscurantisme au point de leur refuser le droit de disposer de leur propre corps ?»