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L'Escale, film suisse de Kaveh Bakhtiari , sorti en 2013

 

Fiche technique

  • Réalisation : Kaveh Bakhtiari
  • Film Documentaire
  • Producteurs : Olivier Charvet , Heinz Dill , Elisabeth Garbar , Sophie Germain
  • Musique : Luc Rambo
  • Durée : 100mn
  • Dates de sortie 19 Mai 2013 (Festival de Cannes , quinzaine des réalisateurs)
  • 3 Juillet 2013 ( Festival International du Film de La Rochelle )
  • France 27 novembre 2013
  • Nationalités Suisse , Français
  • Prix du Jury au Festival international du film francophone de Namur

Le film est né d’un lien personnel qui s’est rejoué autour de la caméra : celui du cinéaste, Kaveh Bakhtiari, d’origine iranienne, et de son cousin, Iranien, migrant alors bloqué à Athènes. En Grèce, le cousin du réalisateur devient son passeur, celui qui l’amène à rencontrer la communauté de l’escale. Au sein de ce groupe, le cinéaste occupe une position particulière : à la fois dedans et dehors. Il est Iranien d’origine mais immigré en Suisse, et se trouve ainsi de l’autre côté de la géographie de l’exil. Ce qu’il partage avec les migrants l’autorise à pénétrer dans leur quotidien, et permet à ces derniers d’accepter de s’exposer, non sans difficultés, au regard de sa caméra. Mais il travaille sa rencontre avec eux également à partir de son altérité, de ce qui fait de lui un étranger parmi eux, presque un migrant. C’est depuis cette position qu’il leur adresse ses interrogations sur leurs désirs, leurs espoirs, leurs visions de la vie et du monde.

Kaveh Bakhtiari raconte le quotidien de migrants clandestins qui partagent un lieu de vie passager, durant quelques mois, avant de reprendre leurs trajectoires séparées. Venus d’Iran, ils sont chacun bloqués à Athènes pour diverses raisons Ils attendent ce qui pourra les faire passer de « l’autre côté », contacts, papiers. En réalisant le portrait d’un groupe, Kaveh Bakhtiari fait la chronique de la détresse et de la solidarité qui animent chacun de ses membres. Filmer les clandestins, c’est faire apparaître la réalité d’une condition par définition invisible dans l’espace social. Tout l’enjeu du film est de faire voir et de faire sentir ce que la survie nécessite de cacher au jour le jour. Le dispositif cinématographique offre ici un espace de visibilité aux migrants, dans une temporalité et un espace qui les protègent. Par-là, le cinéma déjoue quelque chose de la violence quotidienne imposée aux clandestins ; celle qui consiste à ne pas être vu, à ne pas être reconnu en tant que soi-même, dans l’espoir, souvent vain, d’une existence meilleure.

L’appartement où Amir accueille des clandestins iraniens est une escale, un point structurant pour les personnages comme pour la narration. Ce lieu partagé fait office de centre, à la fois fermé, des rideaux en oblitèrent les ouvertures, pour protéger les habitants des regards, et ouvert, puisque c’est l’espace à partir duquel les migrants rêvent et organisent leurs départs vers des destinations lointaines. Le film épouse ce double mouvement vers l’intérieur et vers l’extérieur : la caméra explore et s’installe dans le quotidien et la promiscuité de la pension, tout en accompagnant les poussées vers le dehors, dans la ville, et hors de la ville. Dans l’appartement, le cinéaste observe ses personnages et prend le temps de la parole. C’est une caméra intime, portée par la proximité entre filmeur et filmés, qui nous fait sentir ce que ce lieu a de chaleureux mais aussi d’étouffant. Dans les rues d’Athènes, la caméra partage la peur de ceux qu’elle filme, leur angoisse d’être repérés par la police, en se tenant à distance. Elle est incertaine, furtive, avance parfois maladroitement. Le filmage porte la marque de l’expérience d’une violence spatiale.

Une séquence figure l'instant dramatique où se jouent des vies entières, prises dans la découpe politico-économique du monde contemporain. C’est une scène de nuit à Athènes : un convoi de camions avance sur la voie d’accès au ferry qui part vers d’autres pays d’Europe. Comme les migrants clandestins qui la convoitent, la caméra est forcée d’observer cette procession à distance, derrière les hautes barrières qui interdisent l’accès. Les véhiculent défilent, la caméra tremble, zoome et suit du regard quelques hommes qui tentent de franchir la grille. Certains l’escaladent mais se heurtent aux barbelés qui la prolongent. D’autres s’essaient à des chorégraphies et à des contorsions pour se glisser entre les barreaux. Beaucoup échouent, et ceux qui réussissent sont accueillis de l’autre côté par les forces de l’ordre, alors que par petits groupes ils poursuivent les camions, et tentent de s’accrocher à un véhicule en marche. Les migrants y sont des silhouettes passagères, obstinées dans une nuit trouée par les lumières des voitures. Le parti pris du film est ici particulièrement prégnant : la critique n’opère pas à partir d’une analyse des causes politiques et économiques de la migration clandestine, mais par la figuration irrécusable de la violence d’une situation humaine.

L’enjeu pour les clandestins lors de l’escale est de construire une communauté qui saura leur donner la force de poursuivre leur parcours, de sortir de cette zone d’invisibilité qui met en jeu leur vie. L’Escale met en jeu une expérience de réception du documentaire « où la reconnaissance qu’éprouve le spectateur n’est pas liée au seul plaisir qu’il a reçu de l’œuvre en tant qu’œuvre, mais à son désir de perpétuer du lien à son tour, dans des pratiques relationnelles similaires de confiance » pour reprendre les termes de Marion Froger dans Le Cinéma à l’épreuve de la communauté. Tout comme nous voyons les personnages du film travailler à l’émergence d’une communauté qui les sauve, nous sommes engagés à poursuivre, dans d’autres espaces contemporains, ce projet politique.

Déclarations de Kaveh Bakhtiari

Alors qu'un festival grec venait tout juste de m'inviter avec mon court métrage, LA VALISE, on m'informait qu'un membre de ma famille, que je n'avais pas revu depuis plusieurs années, avait quitté l'Iran. Depuis la Turquie, et sans se noyer, il avait réussi à rallier illégalement l'île de Samos où il avait finalement été cueilli paries douaniers grecs et incarcéré à Athènes. Moi, on m'invitait dans un hôtel pour parler de mon film, alors que lui, qui voulait juste transiter par la Grèce pour aller plus loin en Europe, était sous les verrous. Je l'ai finalement rejoint à sa sortie de prison. Il m'emmena alors dans son « lieu de vie » dans la banlieue d'Athènes, une buanderie aménagée en petit appartement où d'autres clandestins se terraient en attendant de trouver le moyen de quitter la Grèce. C'est ainsi que je me suis immergé dans la clandestinité, ou plutôt dans l'univers des clandestins, des destins suspendus et des passeurs.

Quand ces « naufragés » ont trouvé refuge chez Amir pour quelques mois, ce dernier vivait déjà depuis plus de trois ans en Grèce. Lui aussi avait été arnaqué par des passeurs. Pour survivre, il s'occupait d'une pension où tes nouveaux arrivants étaient accueils, moyennant une modeste contribution. Il les hébergeait et les aidait, lui qui était déjà passé par là. Amir était détenteur d'une autorisation de séjour qui lui permettait légalement de trouver des petits boulots.

Au même titre qu'Amir endossait le rôle de « papa » de la pension, j'avais celui du « type à la caméra ». J'étais le seul à pouvoir montrer ce que leur statut d'« illégaux » les obligeait à endurer et mes colocataires m'ont bien fait comprendre l'importance de mon rôle. Ce qui ne les a pas empêchés, parfois, de s'énerver contre moi et ma caméra ! Vues sous un angle plus intime, je dirais que toutes les histoires sont différentes. Et bien que la mienne s'apparente à celle des personnes du film, jamais je n'aurais imaginé, avant de partager leur quotidien, à quel point ils étaient plus courageux et entreprenants que je ne l'avais jamais été. Il est difficile de décrire la puissance qui émane de gens en situation de survie. Pour les dépeindre, les mots ne sont pas assez forts : je me retrouvais face à des miraculés qui avaient tous bravé la mort.

Avec l'aggravation de la crise grecque et la montée en force d'une extrême droite se revendiquant du nazisme, la situation des clandestins est catastrophique. Les migrants, fustigés par l'extrême droite, sont devenus les boucs émissaires des malheurs de la Grèce. Maintenant, ils sont pourchassés, tabassés ou tués par les gros bras d'Aube Dorée, un parti ouvertement xénophobe. Afin d'échapper aux agressions, beaucoup ont quitté Athènes pour se cacher dans les forêts. Mais il reste évidemment des Grecs qui font de leur mieux pour les aider, bien que maintenant certains pensent aussi à quitter leur pays.

 

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