Un jeune comédien, de retour d'un long voyage et chômeur, accepte l'invitation
du curé du "sanctuaire" (on ne dit pas «l'oratoire», mais on
montre celui du Mont-Royal) de moderniser , de rafraîchir le chemin de
la croix que l'on joue chaque été dans les jardins. Pour lui, manifestement,
ce n'est pas du tout affaire de foi, mais simplement une occasion d'exercer
son métier de comédien, donc de communicateur. Consciencieux, il se met
d'abord à l'étude du personnage Jésus, puis il compose son texte, recrute
quatre collègues et joue la pièce.
Elle a beaucoup de succès et on en parle dans les médias. Mais la modernisation
est poussée trop loin et les autorités du sanctuaire interdisent la représentation.
Voulant la jouer une dernière fois, les comédiens bravent l'interdiction,
mais peu avant la fin, un imposant service d'ordre vient tout arrêter.
Il y a bousculades avec la foule, et Daniel-Jésus tombe avec sa croix
par-dessus, subissant un choc crânien qui provoque sa mort.
Avec Champlain, son tout premier film, en 1964 (il avait alors 23 ans),
Denys Arcand avait questionné l'implantation religieuse en Nouvelle-France.
L'année suivante, dans son troisième film, La Route de l'Ouest, aussi
un court métrage historique, il avait affirmé que «l'incertitude est
le lieu le plus habituel de l'intelligence».
Comme il l'a répété dans des dizaines d'interviews, s'il a écrit son Jésus
de Montréal, c'est pour voir ce qui lui reste de l'éducation religieuse
de son enfance, pour savoir s'il n'y a pas quelques idées-force à retenir
de ce monde où tout était clair, bien défini, sécurisant. Avec beaucoup
d'honnêteté, pour éviter toute ambiguïté au spectateur, Arcand affiche
clairement sa position dès la première séquence. On y assiste à une pièce
de théâtre qui transpose Les frères Karamazov de Dostoievski; l'extrait
montre le suicide de Smerdiakov et lui prête les paroles du double d'Ivan
dans le roman: «Il faut détruire l'idée de Dieu dans l'esprit de l'homme!
Alors seulement, chacun saura qu'il est mortel, sans aucun espoir de résurrection,
et chacun se résignera à la mort avec une fierté tranquille. L'homme s'abstiendra
de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d'une
affection désintéressée. L'amour ne procurera que des jouissances brèves,
mais la conscience même de cette brièveté en renforcera l'intensité autant
que jadis elle se diluait dans les espérances d'un amour éternel, au-delà
de la mort»
Voilà pour le credo essentiel: il n'y a pas de Dieu, la vie et l'intelligence
ne représentent qu'un minuscule point dans l'évolution de la matière depuis
le Big Bang. Jésus-Christ, quant à lui, n'est qu'un homme, un sage qui
a su intégrer le meilleur de la religion de son temps et le traduire en
quelques paroles prophétiques dont l'intérêt persiste après deux millénaires.
Cette position clairement établie, Arcand peut alors affronter ce formidable
défi esthétique, raison première du film: comment faire une Nième transposition
de la vie de Jésus en évitant le cliché, mais aussi en fournissant aux
spectateurs les références essentielles pour bien comprendre le discours?
Comment créer un personnage contemporain – et le rendre crédible – dont
le comportement «doucement subversif» ressemblerait à celui de Jésus en
son temps et, un peu malgré lui, se retrouverait engagé dans une «révolution
tranquille» du même ordre? Comment placer dans un récit et un contexte
qui leur donnent toute leur force quelques paroles évangéliques qu'il
a le goût de reprendre à son compte?
Le défi est relevé dans un scénario qui ne cesse de surprendre malgré
le caractère si bien connu du récit de base. Dès les débuts du cinéma,
on avait reconnu la qualité de scénario des évangiles. Arcand en reprend
la structure, mais dans une construction en abîme (la représentation à
l'intérieur de la représentation) qui lui permet de faire éclater son
récit, de rassembler tout un ensemble de personnes et de thèmes difficiles
à relier naturellement.
C'est moins facile qu'il ne paraît de composer, et surtout de bien placer,
des répliques comme celle de Constance au sujet de son aventure sexuelle
avec le curé Leclerc: «Oh, ça lui donne tellement de plaisir, et ça me
fait si peu de mal»; ou bien, comme celle de Daniel à Mireille: «Viens,
on s'en va, tu vaux mieux que ça».
Le plus grand défi était ici de faire de Daniel Coulombe, non seulement
le porte-parole de quelques citations évangéliques percutantes, mais aussi,
dans la partie de sa vie propre reliée au travail de comédien une transposition
de Jésus.
D'abord son personnage s'appelle Daniel, du nom de ce prophète survivant
de la fosse aux lions et spécialiste de l'interprétation des rêves, un
de ces prophètes qui, comme Jonas, est préfiguration de Jésus.
Un théologien aux théories modernes qui «commence à comprendre qui était
Jésus» et qui communique son savoir au comédien n'est pas loin de Jean
le Baptiste, même si, à sa différence, il veut rester anonyme de peur
de perdre son poste.
Le curé du sanctuaire s'appelle, comme par hasard, Leclerc. Le recrutement
des comédiens se fait avec la même facilité, toute naturelle, que dans
l'évangile. L'épisode des marchands du temple trouve sa transposition
dans le saccage d'un studio où l'on tourne une publicité; celui de la
tentation au désert, dans le repas au sommet d'un édifice avec le brillant
avocat qui organise les plans de carrière et peut mettre la ville aux
pieds de Coulombe (cet avocat, le diable tentateur, s'appelle Cardinal
et il aime se nommer «maître»); celui de la dernière scène, dans le partage
d'une pizza; celui du bon samaritain ou celui de Simon de Cyrène, avec
les ambulanciers; celui des «saintes femmes», avec une Pieta originale
dans le métro.
Le spectacle lui-même est l'occasion pour Arcand d'exposer ce qu'il
retient de son catéchisme et de ses recherches récentes sur Jésus. Le
film en devient un véritable traité de christologie. Cela va des dernières
théories suggérées par l'archéologie aux plus beaux messages d'amour universel
et à la vitupération des prêtres et des législateurs. Il prend comme un
malin plaisir à rappeler que les prostituées entreront les premières dans
le royaume des cieux. On lui reprochera sans doute de «faire dire n'importe
quoi aux Évangiles»; il prend les devants et fait prononcer cette phrase
exacte par Leclerc qui ajoute: «Je le sais, par expérience».
Plus tôt, le théologien christologue avait dit à Coulombe, d'un air énigmatique:
«Vous autres, les comédiens, vous pouvez dire n'importe quoi!» Affirmait-il
que le théâtre n'est pas sérieux ou en enviait-il la liberté et le rôle
de crieur de vérités?
On reconnaît, dans ces séquences, le goût de la provocation d'Arcand.
Ses personnages et son récit lui fournissent l'occasion de lancer des
flèches de tous bord et de tous côtés: sur les prêtres et les églises
à conseil d'administration, sur le cinéma, la critique, la publicité,
la langue et la mode de l'improvisation, la justice, le système hospitalier,
les doctrines ésotériques.
Il donne un rôle important à Leclerc, le curé du sanctuaire.
Il en fait un personnage complexe, l'antithèse de son Jésus. Amateur de
théâtre dès son enfance, homme de grande sensibilité, il est devenu prêtre
parce que, fils d'une famille très pauvre et très religieuse, c'était
une façon de s'en sortir.
Au grand séminaire, il avait essayé de monter La vie de Galilée.
Il ne peut faire du théâtre que dans la liturgie ou dans des saynètes
de Passion qu'il sait mauvaises. Il couche actuellement avec Constance
et se juge mauvais prêtre.
Il voudrait peut-être quitter son sacerdoce, comme tous ses amis, mais
n'a pas le courage de laisser son confort matériel, dit qu'il ne sait
pas comment vivre et aussi que «même un mauvais prêtre, c'est encore un
prêtre. Si je suis plus ça, je suis plus rien». Sans grande conviction,
il n'en défend pas moins son Eglise, ce «rassemblement de la misère universelle»
où «les femmes de ménage haïtiennes, les réfugiés guatémaltèques, les
vieillards abandonnés... viennent se faire dire que Dieu les aime et les
attend», où ceux «qui n'ont pas les moyens de se payer une psychanalyse
lacanienne... viennent se faire dire au confessionnal: allez en paix,
vos péchés vous sont remis»; et il n'est pas sûr que l'huile de saint
Joseph à quinze dollars soit moins efficace que la coke à cent vingt-cinq
dollars le gramme.
De tous les rôles de prêtres problématiques au cinéma québécois, c'est
sûrement le plus pathétique.
Il le devient encore plus quand il refuse de laisser jouer les comédiens
une dernière fois par peur d'être obligé de passer ses hivers en banlieue
de Winnipeg comme aumônier d'une maison de retraite! Il devient alors
la parodie de la phrase évangélique: Où irions-nous, sinon avec toi? car,
ironiquement, c'est parce qu'il décide de rester avec l'Église qu'il ne
peut suivre Jésus.
L'accident de Daniel-Jésus fournit l'occasion d'aller faire un tour
à l'urgence d'un grand hôpital. Quelle horreur! Le spectateur se dit que
c'est sûrement exagéré, mais est-ce le cas? Quelle surprise de voir, quelques
minutes de film plus tard que dans l'hôpital juif anglophone, c'est presque
désert, que les meilleurs spécialistes sont immédiatement disponibles.
Cela correspond-il à la réalité
Jésus de Montréal est un film très dense, fourmillant de clés ouvrant
les scènes à plusieurs degrés de signification. Son ampleur et son aspect
un peu «courtepointe» ne gênent pas, car le sujet lui-même, un personnage
déjà pas ordinaire jouant un autre personnage complètement démesuré («ce
n'est jamais minable de jouer Jésus», dit Coulombe) permettait de soi
un tel éclatement.
La dernière séquence montre deux jeunes musiciennes du métro chantant
le Stabat Mater de Pergolèse: «Quando corpus morietur, fac ut animae ne
denetur paradisi gloria. Amen» (Quand mon corps mourra, fais qu'à mon
âme ne soit pas refusée la gloire du paradis). Celui qui comprendra le
sens de ces paroles pensera-t-il qu'Arcand veut nuancer la position initiale
et se garder un petit espoir d'éternité? Le réalisateur laisse la possibilité
aux croyants de penser ainsi, mais j'y vois surtout un ironique rappel
de «l'impossible rêve» pour lui, car ce que démontre l'ensemble du film,
c'est que le personnage Jésus a apporté de fondamental à la culture de
l'humanité quelques paroles «incontournables» d'une sagesse dont on se
priverait à tort, rien de plus. Tout le reste de la religion n'est que
littérature, réécriture de mythes fondateurs, ou cinéma, ou musique, ou
cantate dans une langue que personne ne comprend.
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