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Jésus de Montréal, un film québécois de Denys Arcand , sorti en 1989

Distribution:

  • Lothaire Bluteau : Daniel
  • Catherine Wilkening : Mireille
  • Johanne-Marie Tremblay : Constance
  • Rémy Girard : Martin
  • Robert Lepage : René
  • Gilles Pelletier : Fr. Leclerc
  • Yves Jacques : Richard Cardinal
  • Cédric Noël
  • Roy Dupuis : Marcel Brochu
  • Claude Blanchard : Policier
  • Andrée Lachapelle
  • Denis Bouchard : Ambulancier
  • Ron Lea
  • Anna-Maria Giannotti
  • Tom Rack
  • Marie-Christine Barrault
  • Judith Magre
  • Isabelle Truchon

Fiche technique:

  • Réalisation : Denys Arcand
  • Scénario : Denys Arcand
  • Musique : Jean-Marie Benoît
    François Dompierre
    Yves Laferrière
  • Date de sortie : 1989
  • Genre : Religieux non-conformiste
  • Durée : 119 mn
  • Production : Téléfilm Canada [ca]
    CNC [fr]
  • Images : Eduard Tisse

Un jeune comédien, de retour d'un long voyage et chômeur, accepte l'invitation du curé du "sanctuaire" (on ne dit pas «l'oratoire», mais on montre celui du Mont-Royal) de moderniser , de rafraîchir le chemin de la croix que l'on joue chaque été dans les jardins. Pour lui, manifestement, ce n'est pas du tout affaire de foi, mais simplement une occasion d'exercer son métier de comédien, donc de communicateur. Consciencieux, il se met d'abord à l'étude du personnage Jésus, puis il compose son texte, recrute quatre collègues et joue la pièce.
Elle a beaucoup de succès et on en parle dans les médias. Mais la modernisation est poussée trop loin et les autorités du sanctuaire interdisent la représentation. Voulant la jouer une dernière fois, les comédiens bravent l'interdiction, mais peu avant la fin, un imposant service d'ordre vient tout arrêter. Il y a bousculades avec la foule, et Daniel-Jésus tombe avec sa croix par-dessus, subissant un choc crânien qui provoque sa mort.

Avec Champlain, son tout premier film, en 1964 (il avait alors 23 ans), Denys Arcand avait questionné l'implantation religieuse en Nouvelle-France. L'année suivante, dans son troisième film, La Route de l'Ouest, aussi un court métrage historique, il avait affirmé que «l'incertitude est le lieu le plus habituel de l'intelligence».
Comme il l'a répété dans des dizaines d'interviews, s'il a écrit son Jésus de Montréal, c'est pour voir ce qui lui reste de l'éducation religieuse de son enfance, pour savoir s'il n'y a pas quelques idées-force à retenir de ce monde où tout était clair, bien défini, sécurisant. Avec beaucoup d'honnêteté, pour éviter toute ambiguïté au spectateur, Arcand affiche clairement sa position dès la première séquence. On y assiste à une pièce de théâtre qui transpose Les frères Karamazov de Dostoievski; l'extrait montre le suicide de Smerdiakov et lui prête les paroles du double d'Ivan dans le roman: «Il faut détruire l'idée de Dieu dans l'esprit de l'homme! Alors seulement, chacun saura qu'il est mortel, sans aucun espoir de résurrection, et chacun se résignera à la mort avec une fierté tranquille. L'homme s'abstiendra de murmurer contre la brièveté de la vie et il aimera ses frères d'une affection désintéressée. L'amour ne procurera que des jouissances brèves, mais la conscience même de cette brièveté en renforcera l'intensité autant que jadis elle se diluait dans les espérances d'un amour éternel, au-delà de la mort»

Voilà pour le credo essentiel: il n'y a pas de Dieu, la vie et l'intelligence ne représentent qu'un minuscule point dans l'évolution de la matière depuis le Big Bang. Jésus-Christ, quant à lui, n'est qu'un homme, un sage qui a su intégrer le meilleur de la religion de son temps et le traduire en quelques paroles prophétiques dont l'intérêt persiste après deux millénaires.
Cette position clairement établie, Arcand peut alors affronter ce formidable défi esthétique, raison première du film: comment faire une Nième transposition de la vie de Jésus en évitant le cliché, mais aussi en fournissant aux spectateurs les références essentielles pour bien comprendre le discours? Comment créer un personnage contemporain – et le rendre crédible – dont le comportement «doucement subversif» ressemblerait à celui de Jésus en son temps et, un peu malgré lui, se retrouverait engagé dans une «révolution tranquille» du même ordre? Comment placer dans un récit et un contexte qui leur donnent toute leur force quelques paroles évangéliques qu'il a le goût de reprendre à son compte?

Le défi est relevé dans un scénario qui ne cesse de surprendre malgré le caractère si bien connu du récit de base. Dès les débuts du cinéma, on avait reconnu la qualité de scénario des évangiles. Arcand en reprend la structure, mais dans une construction en abîme (la représentation à l'intérieur de la représentation) qui lui permet de faire éclater son récit, de rassembler tout un ensemble de personnes et de thèmes difficiles à relier naturellement.
C'est moins facile qu'il ne paraît de composer, et surtout de bien placer, des répliques comme celle de Constance au sujet de son aventure sexuelle avec le curé Leclerc: «Oh, ça lui donne tellement de plaisir, et ça me fait si peu de mal»; ou bien, comme celle de Daniel à Mireille: «Viens, on s'en va, tu vaux mieux que ça».

Le plus grand défi était ici de faire de Daniel Coulombe, non seulement le porte-parole de quelques citations évangéliques percutantes, mais aussi, dans la partie de sa vie propre reliée au travail de comédien une transposition de Jésus.
D'abord son personnage s'appelle Daniel, du nom de ce prophète survivant de la fosse aux lions et spécialiste de l'interprétation des rêves, un de ces prophètes qui, comme Jonas, est préfiguration de Jésus.
Un théologien aux théories modernes qui «commence à comprendre qui était Jésus» et qui communique son savoir au comédien n'est pas loin de Jean le Baptiste, même si, à sa différence, il veut rester anonyme de peur de perdre son poste.
Le curé du sanctuaire s'appelle, comme par hasard, Leclerc. Le recrutement des comédiens se fait avec la même facilité, toute naturelle, que dans l'évangile. L'épisode des marchands du temple trouve sa transposition dans le saccage d'un studio où l'on tourne une publicité; celui de la tentation au désert, dans le repas au sommet d'un édifice avec le brillant avocat qui organise les plans de carrière et peut mettre la ville aux pieds de Coulombe (cet avocat, le diable tentateur, s'appelle Cardinal et il aime se nommer «maître»); celui de la dernière scène, dans le partage d'une pizza; celui du bon samaritain ou celui de Simon de Cyrène, avec les ambulanciers; celui des «saintes femmes», avec une Pieta originale dans le métro.

Le spectacle lui-même est l'occasion pour Arcand d'exposer ce qu'il retient de son catéchisme et de ses recherches récentes sur Jésus. Le film en devient un véritable traité de christologie. Cela va des dernières théories suggérées par l'archéologie aux plus beaux messages d'amour universel et à la vitupération des prêtres et des législateurs. Il prend comme un malin plaisir à rappeler que les prostituées entreront les premières dans le royaume des cieux. On lui reprochera sans doute de «faire dire n'importe quoi aux Évangiles»; il prend les devants et fait prononcer cette phrase exacte par Leclerc qui ajoute: «Je le sais, par expérience».
Plus tôt, le théologien christologue avait dit à Coulombe, d'un air énigmatique: «Vous autres, les comédiens, vous pouvez dire n'importe quoi!» Affirmait-il que le théâtre n'est pas sérieux ou en enviait-il la liberté et le rôle de crieur de vérités?
On reconnaît, dans ces séquences, le goût de la provocation d'Arcand.
Ses personnages et son récit lui fournissent l'occasion de lancer des flèches de tous bord et de tous côtés: sur les prêtres et les églises à conseil d'administration, sur le cinéma, la critique, la publicité, la langue et la mode de l'improvisation, la justice, le système hospitalier, les doctrines ésotériques.

Il donne un rôle important à Leclerc, le curé du sanctuaire.
Il en fait un personnage complexe, l'antithèse de son Jésus. Amateur de théâtre dès son enfance, homme de grande sensibilité, il est devenu prêtre parce que, fils d'une famille très pauvre et très religieuse, c'était une façon de s'en sortir.
Au grand séminaire, il avait essayé de monter La vie de Galilée. Il ne peut faire du théâtre que dans la liturgie ou dans des saynètes de Passion qu'il sait mauvaises. Il couche actuellement avec Constance et se juge mauvais prêtre.
Il voudrait peut-être quitter son sacerdoce, comme tous ses amis, mais n'a pas le courage de laisser son confort matériel, dit qu'il ne sait pas comment vivre et aussi que «même un mauvais prêtre, c'est encore un prêtre. Si je suis plus ça, je suis plus rien». Sans grande conviction, il n'en défend pas moins son Eglise, ce «rassemblement de la misère universelle» où «les femmes de ménage haïtiennes, les réfugiés guatémaltèques, les vieillards abandonnés... viennent se faire dire que Dieu les aime et les attend», où ceux «qui n'ont pas les moyens de se payer une psychanalyse lacanienne... viennent se faire dire au confessionnal: allez en paix, vos péchés vous sont remis»; et il n'est pas sûr que l'huile de saint Joseph à quinze dollars soit moins efficace que la coke à cent vingt-cinq dollars le gramme.

De tous les rôles de prêtres problématiques au cinéma québécois, c'est sûrement le plus pathétique.
Il le devient encore plus quand il refuse de laisser jouer les comédiens une dernière fois par peur d'être obligé de passer ses hivers en banlieue de Winnipeg comme aumônier d'une maison de retraite! Il devient alors la parodie de la phrase évangélique: Où irions-nous, sinon avec toi? car, ironiquement, c'est parce qu'il décide de rester avec l'Église qu'il ne peut suivre Jésus.

L'accident de Daniel-Jésus fournit l'occasion d'aller faire un tour à l'urgence d'un grand hôpital. Quelle horreur! Le spectateur se dit que c'est sûrement exagéré, mais est-ce le cas? Quelle surprise de voir, quelques minutes de film plus tard que dans l'hôpital juif anglophone, c'est presque désert, que les meilleurs spécialistes sont immédiatement disponibles. Cela correspond-il à la réalité

Jésus de Montréal est un film très dense, fourmillant de clés ouvrant les scènes à plusieurs degrés de signification. Son ampleur et son aspect un peu «courtepointe» ne gênent pas, car le sujet lui-même, un personnage déjà pas ordinaire jouant un autre personnage complètement démesuré («ce n'est jamais minable de jouer Jésus», dit Coulombe) permettait de soi un tel éclatement.
La dernière séquence montre deux jeunes musiciennes du métro chantant le Stabat Mater de Pergolèse: «Quando corpus morietur, fac ut animae ne denetur paradisi gloria. Amen» (Quand mon corps mourra, fais qu'à mon âme ne soit pas refusée la gloire du paradis). Celui qui comprendra le sens de ces paroles pensera-t-il qu'Arcand veut nuancer la position initiale et se garder un petit espoir d'éternité? Le réalisateur laisse la possibilité aux croyants de penser ainsi, mais j'y vois surtout un ironique rappel de «l'impossible rêve» pour lui, car ce que démontre l'ensemble du film, c'est que le personnage Jésus a apporté de fondamental à la culture de l'humanité quelques paroles «incontournables» d'une sagesse dont on se priverait à tort, rien de plus. Tout le reste de la religion n'est que littérature, réécriture de mythes fondateurs, ou cinéma, ou musique, ou cantate dans une langue que personne ne comprend.

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