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Aguirre, la colère de Dieu ; film allemand de Werner Herzog, sorti en 1972

Distribution:

  • Klaus Kinski : Don Lope de Aguirre
  • Helena Rojo : Inez
  • Del Negro : Brother Gaspar de Carvajal
  • Ruy Guerra : Don Pedro de Ursua
  • Peter Berling : Don Fernando de Guzman
  • Cecilia Rivera : Flores
  • Daniel Ades : Perucho
  • Edward Roland : Okello
  • Alejandro Chavez
  • Armando Polanah : Armando
  • Daniel Farfán
  • Julio E. Martínez
  • Alejandro Repulles : Gonzalo Pizarro

Fiche technique:

  • Titre original: Aguirre, der Zorn Gottes
  • Titre anglais: Aguirre: The Wrath of God
  • Réalisation: Werner Herzog
  • Scénario: Werner Herzog
  • Photo: Thomas Mauch
  • Musique: Popol Vuh
  • Décorateur Jacques Colombier
  • Genre: Aventures, drame
  • Producteur délégué: Werner Herzog
  • Date de sortie en France : 1975
  • Durée: 100 min

Le film se passe dans l'actuel Pérou, vers la fin de l'année 1560. Pris au piège d'un mythe inventé par les indigènes, une troupe de conquérants espagnols quitte la cordillère des Andes et s'engage dans la forêt vierge dans l'espoir de découvrir l'Eldorado, le pays de l'or dont parlent les Incas.
La marche des soldats est contrariée par la maladie, la fatigue et le danger que constituent les Indiens. Pizzaro confie un groupe d'une quarantaine d'hommes à Pedro de Ursua pour descendre le fleuve et reconnaître le terrain.
Ce groupe est hétéroclite (indigènes, héritier des Castille, moine, femmes, soldats)
Aguirre un ambitieux survolté se révolte contre Ursua, rejette l'autorité du Roi d'Espagne et entraîne ses hommes à partir à la conquête de l'Eldorado pour leur propre compte.
Le radeau qu'ils ont confectionné dérive lentement et le groupe se décime. Aguirre fait exécuter Ursua, étouffe les tentatives de désertion, mais ne parvient pas à combattre la faim ni les flèches empoisonnées qui jaillissent d'on ne sait où. Il reste finalement seul, guetté par la folie, entouré d'une myriade de petits singes, et hurlant son rêve impossible.

Il faut remarquer le soleil de la scène finale. La caméra le filme en plein durant quelques secondes. Le plan est donc très court, mais le film ne fonctionne pas sans. Car ce soleil est le personnage principal : la mort. Cette mort, qu'on ne peut pas regarder en face faute de se brûler les yeux, brille tout en haut, et éclaire le radeau de fortune d'Aguirre. Sous cette lumière, le misérable Aguirre est soumis à la même condition que les singes qui l'entourent : disparaitre. Projetons cette scène finale, elle seule, et le ressenti du spectateur serait équivalent à celui d'un western réussi. Mais tout le film la précède. Et ce film, en serpentant lentement vers sa fin mystique, la gonfle d'une puissance formidable. "Extatique", c'est le mot que Werner Herzog râbache sans cesse pour décrire son travail ; il a bien atteint son but ici.

Ce qui donne cette puissance, ce flux d'entrée au tourbillon final, c'est l'acharnement d'Aguirre tout au long du fleuve. Il veut défier sa condition. Et de deux manières : se reproduire avec sa fille pour s'assurer un ersatz d'éternité, et trouver l'Eldorado. Une terre et une descendance : deux voeux plein d'humilité, qu'Aguirre transforme en deux provocations arrogantes. La première provocation, la descendance "pure", est tuée en même temps que la fille d'Aguirre, en prélude à la scène finale ; la mort est rapide et artistiquement convenue, comme le sont celles des autres personnages. C'est la preuve d'une ironie fantastique : la mort de la fille d'Aguirre ne vaut pas plus que celles des autres. Elle est uniquement vouée à mettre le personnage central dans une solitude complète, car tel l'exige la colère de Dieu.

Le court monologue de la scène finale est révélateur : après avoir invoqué les cieux à propos de sa fille, Aguirre, dans un éclair de conscience, matérialise la seconde : "Qui d'autre est avec moi?" Le bateau accroché au sommet d'un arbre en est l'allégorie parfaite : une prise de conscience irréaliste au milieu de la folie et des morts. De la jungle primaire et inconnue, arrive à s'extraire, dans un effort magnifique, une civilisation tout entière : "Qui d'autre est avec moi?". L'Eldorado mythique, c'est cette question, posée avant la mort. La réponse s'est lentement fabriquée durant le voyage, elle est maintenant claire pour Aguirre et le spectateur : tu es seul! Tu es une civilisation, mais une civilisation seule!

Ce film est un des plus intenses, des plus étranges et des plus envoûtants . Révoltes, meurtres, naufrages, exécutions capitales, embuscades tendues par les Indiens de la forêt : l'aventure est continuellement présente dans ce film du réalisateur allemand Werner Herzog. Mais elle n'en constitue que l'accessoire. Le vrai sujet d'Aguirre, la colère de Dieu, est la folie. La folie d'un monde (l'Europe du XVe siècle) saisi par le matérialisme, et que l'appétit de conquête, la fièvre de l'or, mènent au génocide.
La folie d'un homme, Aguirre, auquel répond dans un écho tragique et ambigu le caractère exceptionnel de l'acteur Klaus Kinski qui l'incarne.
Wernor Herzog a treize ans lorsque, par le plus grand des hasards, il se retrouve a Munich pendant quelques mois dans le même appartement que Klaus Kinski . Il se rend compte de la folie de Kinski lorsque celui-ci saccage l'appartement et sait donc à quoi s'en tenir lorsque, quelques années plus tard, il l'engage pour Aguirre, la colère de Dieu.
Ce sujet donnera lieu en 1998 à un documentaire "Ennemis intimes" retrace la relation passionnelle d'amour et de haine entre un réalisateur et son acteur fétiche.

Aguirre se prête à de multiples interprétations, Quête du Graal, retour au mythe d'Antée, variation sur le thème nietzschéen de la volonté de puissance, dont aucune n'est vraiment satisfaisante. Abolissant les partis pris narratifs des films d'aventures traditionnels, l'auteur s'abandonne à la splendeur et à l'étrangeté de signifiants erratiques.
De façon moins onirique le problème est posé de la prise du pouvoir politique et de ses abus, à travers les méandres d'une fiction qui reste ambiguë : la fascination/ répulsion qu'exerce Aguirre sur ses troupes a quelque chose de certainement pervers. Cet état d'esprit, qui réside en deçà du bien et du mal, se retrouve dans les autres films de Werner Herzog (né en 1942), cinéaste des marginaux, des aigris et des désespérés : de Signes de vie (1967) à Fitzcarraldo (1982), en passant par l'étrange Énigme de Kaspar Hauser (1974).

Dans Aguirre, la colère de Dieu, Herzog se réapproprie un événement et un personnage ayant réellement existé dans l’Histoire au Siècle d’Or espagnol. L’histoire et le récit existentiel d’Aguirre fit rapporté par le chroniqueur Caspar de Carvajal; il y a donc une double référence et une première remise en cause du concept de reconstitution véridique d’un fait réel, car tout chroniqueur abat bien un point de vue sur la conquête et les conquérants.

Le conquérant, sa figure, se transforme ainsi en personnage, lequel, à travers le temps, devient mythe : c’est ce mythe que Herzog revisite. Le conquérant devient le symbole de la volonté de puissance, du surhomme et de l’utopie. Le rêve utopique d’un homme reflète, au début du film, l’utopie de tout un peuple, l’entreprise utopique de toute une société. Aguirre représente à lui seul le mythe de l'El Dorado, cité imaginaire qui réveillait en eux des velléités de richesses, des promesses de pouvoir, leur élan destructeur et leur révélait aussi la convoitise, la loi du plus fort ou du plus fou et au bout du compte, la consciente qu’un tel rêve est une utopie, qu’il n’y a rien au-delà de l’imaginaire : l’homme derrière le masque de l’illusion est donc seul. La volonté d’Aguirre se change peu à peu en défi (à la couronne, à Dieu, à lui-même); il se pose en adversaire (donc face à face) du roi et donc de Dieu et devient par là même aux yeux de tous un paria, un hors-la-loi.

Son échec est la conscience qu’il n’atteindra jamais son but, que ce but est absurde. Mais pour Herzog cela n’est pas une fatalité en soi; Aguirre trouve dans son destin un sens à son existence. Il donne une signification nouvelle à l’histoire: peut-être est-il le premier anti-héros, le premier anticonformiste et un précurseur iconoclaste et nietzschéen; mais effaré devant son propre vide et sa propre solitude.

Fitzcarraldo est incarné par le même acteur, Klaus Kinski. Le personnage présente de nombreuses caractéristiques en commun avec Aguirre : même volonté d’incarner son rêve, bien qu’ici cette volonté ne soit pas vraiment une volonté de puissance; même folie, mais un destin qui diffère.

Le rêve de Fitzcarraldo est un rêve personnel dès ses prémisses mais qui se transforme vers la fin en celui de tout un peuple d’aborigènes. Or avec Aguirre, c’est un peu le contraire qui se passe : ses illusions sont, à la base, collectives et finissent par se retourner contre celui que les a voulu concrétiser. Aguirre défie Dieu et la couronne pour se proclamer lui-même maître de ce rêve. L’utopie de trouver l'El Dorado se fera en son nom. Ici, Fitzcarraldo se défie lui-même et trouve une résonance dans la tribu amazonienne. Il devient en quelque sorte un demi-dieu. L’époque et par conséquent l’idéologie et les mentalités sont différentes. L’homme n’est plus cet homme de siècle d’Or, tiraillé entre l’obscurantisme du Moyen-Age et le vertige de l’Âge Moderne; c’est ici l’homme de la pré industrialisation, des découvertes non plus géographiques mais psychologiques ; un homme pas tout à fait sorti du romantisme et qui se dirige vers la connaissance de soi.

L’homme ne se définit plus par rapport à Dieu (“Dieu est mort“ dit Nietzche). Il n’est pas non plus l’homme déchiré, séparé entre le rationalisme et les affres du subconscient comme on pouvait l’être avant le romantisme. Il représente plutôt une espèce de syncrétisme, de curiosité joyeuse et de fusion très intellectualisée de deux mondes : le primitif et le “civilisé”, l’indigène et l’occidental et par extension, l’inconscient et le conscient. Son nom est par ailleurs un nom hybride, d’adoption : Fitzcarraldo.

Comme Aguirre, ses illusions sont folles, infaisables mais ici il réussit cependant à les concrétiser. Ses désirs ne sont plus frustrés par aucune contrainte autre que la sienne : l’argent et les connaissances en ingénierie de l’époque vont lui permettre de les réaliser mais dans quelle mesure ici son idéal est-il valable? Légitime-t-il l’exploitation et la tromperie que souffrent les indigènes?

En effet, Fitzcarraldo en homme érudit semble bien connaître les premiers travaux en anthropologie puisqu’il décide de profiter que les indigènes vouent un culte à un idole blanc qui viendrait en bateau les emmener vers un monde où la mort n’existerait pas, pour en faire ses alliés et les exploiter afin de réaliser son rêve économique (le caoutchouc) et anachronique, décadent (un concert de Caruso dans la jungle). Pourtant on ne peut affirmer que Fitzcarraldo agit en exploitant capitaliste; son but, on le comprend à la fin, est de réaliser son rêve absolument inutile aux yeux des occidentaux (“déjà morts”) mais qui acquiert une valeur mythologique, presque biblique ou magique aux yeux des indigènes et à ses propres yeux, regard du désir désintéressé, de l’élan, de la bonté, de la communication, de la transculturation (après la descente du bateau de l’autre côté de la montagne, indigènes et occidentaux inaugureront une fête qui est comme un baptême pour les uns comme pour les autres). Lorsqu’il décide de vendre le bateau pour le céder à son collègue, il cède alors à l’intérêt, à l’exploitation des mondes vierges et des cultures inconnues, à l’argent.

En cela il est un homme dont le rêve est utopique, dépourvu de quelque profit que ce soit. Un rêve de communion des cultures qu’il accomplit toutefois, où deux mondes s’entendraient en harmonie grâce à la musique, langage consubstantiel du rêve : voir la séquence du mélange des deux musiques, Caruso comme réponse aux tambours, apparemment menaçants). Seule cette musique semble comprise des indigènes; lorsqu’il fait écouter cet opéra au travers de son grammophone lors d’une soirée mondaine, on le rejette. Or les indigènes eux, le suivent et le comprennent, comme par magie: ils semblent deviner les pensées profondes et le langage de Fitzcarraldo qui est le langage du rêve.

Quand le père dominicain dit que les anciens des tribus ne se sentent pas péruviens, qu’ils pensent que le monde des occidentaux est un monde illusoire, de théâtre, et qu’au delà de ce monde, ils attendent d’accéder à “la réalité du rêve”, Fitzcarraldo se sent compris; c’est peut-être cela que Fizcarraldo leur donne avec Caruso dans la jungle. En ce qui concerne l’esthétique du film, Herzog dans le choix de l’histoire, la façon de tourner, se pose en surhomme: comment en effet, filmer dans la jungle? Ceci est un défi grandiloquent, fou, risqué. Il se pose en auteur contemporain d’une réflexion sur l’image : ce qu’il nous donne à voir, est-ce vrai, est-ce faux ou plutôt est-ce réel, est-ce fiction?
en cela il réveille en nous stupeur et émerveillement et se place dans une mince limite où le monde (l’image) réel, où la réalité et le rêve, le documentaire et la fiction, le vrai et le faux se mêlent et perdent leur sens. Ce n’est même plus un théâtre de la vie, c’est plus comme la réalité au delà du rêve : “la vida es sueño y los sueños,sueños son”. en cela ces films de reconstitution sont d’un réalisme d’outre-tombe.

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